Le corps, une machine ?
Vous avez peut-être entendu parler de Dave Asprey, ce drôle de statisticien américain qui traque… ses propres données biologiques. Afin de corriger son alimentation, mais pas seulement, cet entrepreneur de la Silicon Valley, expert en sécurité informatique, a observé et mesuré au plus précis l’ensemble des paramètres de sa santé : son niveau de concentration, la qualité de son sommeil, l’impact de ce qu’il mange sur sa forme, son taux de bonheur et même le nombre de ses orgasmes. Une auto-quantification qu’il utilise, en corrélant ces données, pour mieux se comprendre, pour corriger ses habitudes et vivre ainsi dans de meilleures conditions. Peut-être déformé par sa profession, Dave Asprey, pour sa santé, raisonne « outils », évaluation, gestion. Il aurait dépensé près de 250 000 dollars à ce piratage… de lui-même (et de son épouse, avec à la clé, une vie de couple plus harmonieuse).
Dave Asprey est le cas symptomatique, version aisée, d’un phénomène qui concerne en réalité sept Américains sur dix, versés dans cette forme d’auto-évaluation à travers des courbes de poids, de performances sportives ou de ressenti moral. Il n’y a qu’à voir le nombre d’applications pour smartphone qui nous proposent aujourd’hui d’enregistrer et de mettre en calcul ce type de données pour comprendre que nous n’en sommes qu’au début de cette orthorexie numériquement assistée. L’hypocondriaque moderne dispose de l’arsenal 3.0 d’un hacker pour se regarder le nombril…
Dans cet auto-monitoring maniaque, je vois pour ma part le signe d’une profonde déconnexion de nos êtres d’avec nos rythmes naturels. Pire, d’une tentative désespérée de nous réconcilier avec eux. Définitivement emportés par le tempo effréné qui nous est imposé, nous nous sentons impuissants à quitter cette folle danse. C’est une forme de panique au long cours, dans laquelle nous nous sentons emprisonnés, qui nous prive de notre physique. La nature est trop loin de nous, nos corps sont oubliés ! En plus d’être effacés par des identités de plus en plus virtuelles : le « profil » moderne de l’homme n’a pas de silhouette. Pas d’espace, pas de temps, pas de sexe. Nous vivons, et cette tentative de tout mettre en équation qui nous gagne le prouve, comme si nous avions perdu le fil de chair et d’émotions qui nous relie à nous-mêmes et aux autres. Nous ne savons plus communier et communiquer. Le virus de la rentabilité à tout prix a contaminé notre corps, soucieux de suivre ce diktat à défaut de pouvoir s’en libérer.
L’heure d’été que nous avons réglée comme chaque année en ce début de printemps y concourt. D’ailleurs, ce changement de rythme d’une heure n’est plus rien dans la masse de nos dérèglements. Nos commentaires sur cet événement bisannuel se bornent à nous réjouir ou à nous plaindre d’avoir gagné ou perdu une heure de vie, rapidement oubliée dans la course des jours qui suivent. Mais le rythme du soleil, sur lequel nous devrions être calés, lui, est beaucoup plus lent puisqu’il ne nous accorde que quelques minutes de lumière en plus chaque jour pour nous mener à l’été. Faut-il aller chercher plus loin la fatigue qui nous écrase tous à la fin d’un hiver que nous avons affronté comme s’il n’existait pas, en nous levant et en nous couchant à la même heure qu’aux beaux jours ? Dans ce numéro, Carine Anselme nous parle de féminité et de masculinité, et Luc Ruidant nous rappelle à quel point nos rythmes sont importants. Luc va jusqu’à nous expliquer ce que sont ces rythmes naturels, oubliés. En matière de sexualité comme en tout, notre corps ne sera jamais une machine. C’est un rappel que nous devons nous traiter avec beaucoup de douceur. Faut-il vraiment passer par ces tristes courbes et ces froids logiciels pour ne pas l’oublier ?